Article Paru dans "La Vigie Marocaine" du 6 mars 1960.
"Seuls, 80 hommes dans la ville morte coupés du monde pour cinq semaines
(De notre envoyé spécial Gérard GATINOT)
Je reviens d'Agadir qui mérite, plus que jamais, son nom de «ville morte», après que tous ceux qui n'avaient plus rien à y faire aient été contraints de l'évacuer. Seuls quatre vingt hommes y demeurent encore, auxquels des tâches précises ont été assignés. ,
Isolés du reste du pendant cinq longues semaines, ils ont pour mission de déverser des tonnes de chlorure de chaux sur les ruines d'où monte une odeur pestilentielle, maintenant, insoutenable. Mais ils devront aussi ne rien négliger pour sauver ce qui peut encore l'être et peut être, parce que, jamais l'espoir n'est tout à ait perdu, arracher encore des survivants à leur prison de pierres.
Après tous les efforts qui ont été déployés pendant ces quatre jours, on craint toutefois qu il n'y ait que peu de chances de retrouver de nouveaux rescapés. Mais les travaux de destruction ne seront entrepris que lorsque toutes les chances seront épuisées.
Sauvetage et désinfection
Le colonel Driss, qui dirige d'Inezgane l'ensemble des opérations, a dû faire une mise au point hier après les, nombreuses informations inexactes transmises au cours des dernières heures.
«Il n'a jamais été question d'arrêter les travaux complètement, a dit le porte parole du Palais. On travaille parallèlement au sauvetage et à la désinfection; Là où il y a de la vie, sous la sauverons. Si il y a des cadavres on les retirera. Mais nous avons du pour des mesures d'hygiène, mettre la ville en quarantaine pour que le travail procède méthodiquement avec des spécialistes»
Ce qui est vrai, ce que j'ai pu voir un des derniers, vendredi, c'est qu'Agadir est maintenant complètement isolée. On pense que 6000 morts sont encore ensevelis sous les ruines, et la désinfection totale de la ville dans les délais les plus rapides était devenue une nécessité.
Hier encore il faisait une chaleur étouffante. La veille avec 36 degrés, Agadir était la ville la plus chaude du Maroc, loin de Marrakech (32 degrés). Nos masques de fortune étaient plus dignes d'un Mardi Gras qu'efficaces. On ne pouvait accéder en de nombreux endroits qu'avec le scaphandre autonome que certains sauveteurs portaient.
Eviter une seconde catastrophe : l'épidémie
Mardi déjà, des essaims de mouches tourbillonnaient sur les ruines chauffées par le soleil. Comment décrire le nuage noir qu'elles formaient par endroits, vendredi ? Chassés par le manque d'eau, les rats avaient à leur tour envahi la ville. Le crésyl, la chaux vive, le D.D.T. pulvérisés par hélicoptères devront en venir à bout, mais il est plus difficile de chasser les chacals dont les aboiements retentissent la nuit venue.
Tous les travaux de déblaiement sont suspendus pour le moment, parce que la désinfection doit passer avant tout.
«L'ordre de reprise des travaux de déblaiement dépendra essentiellement des services de Santé et d'Hygiène a dit le colonel Driss. Rien ne sera entrepris avant que ces services aient pris une décision à ce sujet.
La population européenne d'Agadir ayant été évacuée le seul problème qui se posait encore était celui des autochtones. A cet effet, des villages de tentes ont été créés à Inezgane et Taroudant, d'autres centres d'hébergement seront installés entre ces deux villes. »
Le colonel Driss a déclaré, d'autre part, que la secousse encore enregistrée vendredi à Agadir n'avait pas causé de dégâts à Inezgane. Il ne semble pas non plus que de nouveaux immeubles se soient effondrés.
Le colonel Driss a conclu «Il faut, pour l'instant et avant toute chose éviter une seconde catastrophe, c'est à dire empêcher et combattre toute épidémie possible. »
A 12 kilomètres de là sur la basé aéronavale, le pont aérien institué depuis mardi continue à fonctionner sans arrêt. Départ de réfugiés et de blessés, arrivée de matériel se succèdent sans arrêt.
10000 morts français ?
Quatre jours après, un bilan des pertes en vies humaines est toujours aussi difficile à dresser. Mais le chiffre de 10.000 à 12.000 morts est de plus en plus avancé. Parmi eux, on compterait 1.000 Français»,
L'ambassadeur de France au Maroc a déclaré hier : « J'hésite à donner des chiffres précis : La première réaction de nos compatriotes ayant été de quitter la ville, soit par leurs propres moyens soit emmenés par des amis venus les chercher, ou encore par les avions de nos bases.
Le nombre des morts français identifiés est de 260. Près de 200 blessés ont été transportés dans les hôpitaux du Maroc. Hélas ! Je crains que le nombre des morts ne dépasse de loin celui des blessés et n'atteigne le millier.
483 rescapés sont encore arrivés hier à Casablanca, à bord du cargo "Tadla". Ils descendirent lentement la passerelle, muets, résignés, absents.
Regroupés sur le quai, ils attendirent stoïquement, leurs baluchons serrés sous le bras, qu'on aille chercher les camions. Autour d'eux les délégations consulaires s'affairaient afin d'en dresser la liste.
N'importe où, sauf à Agadir
Les Portugais, pour la plupart des pêcheurs en bleu de travail sont nombreux. On en compte 22, les traits tirés par des nuits blanches, les yeux cernés, le geste machinal, ils répondirent à nos questions :
Où voulez vous aller ?
N'importe où, mais pas à Agadir ! Murmuraient ces hommes qui ne possédaient plus rien.
Au même moment, trois avions militaires venant de Casablanca et transportant des rapatriés d'Agadir se posaient à Orly. Trois hommes, dont un vieillard paralytique âgé de 85 ans, 44 femmes, 68 enfants se trouvaient à bord de ces appareils.
Tandis que les familles des militaires étaient conduites à la caserne de la Pépinière, les autres voyageurs, tous originaires de province, étaient dirigés vers les différentes gares parisiennes, d'où ils gagneront leurs nouvelles résidences.
Mais déjà les Marocains sont décidé à lutter contre ce coup de la nature. Il faut que la vie reprenne le dessus, que l'homme soit le plus fort, qu'il vainque l'adversité.
Les projets de reconstruction de la ville martyre se précisent. Toutes les forces vont tendre à ce but : tenir l'engagement pris d'inaugurer la nouvelle Agadir le 2 mars 1961. Ceux qui en reviennent, ceux qui imaginent le spectacle laissé par ce cataclysme mesurent mieux l'audace de ce pari. Mais il faut qu'il soit gagné, et les Marocains ont déjà pu mesurer qu'ajoutée à leur ardeur la solidarité de tous ne leur fera pas défaut.
Les techniques de construction ne seront certes plus les mêmes. Il faudra que les architectes tiennent compte des perturbations de l'écorce terrestre à cet endroit, qui se sont manifestées si cruellement ici, mais c'est une fois encore l'homme, qui doit l'emporter.
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Un cargo signale qu'il a enregistré d'inquiétants remous sous marins près d'Agadir
Le cargo « Bismillah», attendu la nuit dernière à Casablanca avec des réfugiés d'Agadir, a fait savoir par un message radio qu'il a dû gagner le large de la ville par mesure de précaution vendredi vers 21 h 15, heure de la secousse ressentie à Inezgane, car d'inquiétants remous sous-marins avaient été enregistrés sur les appareils de bord."