Le samedi midi était une fête. Le jour où je me régalais avec mon repas préféré : la dafina, le plat mythique de mon enfance. Le déjeuner traditionnel du samedi. Préparé le vendredi matin, mis à cuire l’après-midi, il embaumait toute la maison.
La religion des Juifs interdit d’allumer le feu le jour du Shabbat. En fait, l’interdit concerne aussi la soirée du vendredi, de la tombée de la nuit, jusqu’au samedi soir.
Pas de feu, donc pas de cuisine pendant plus de vingt-quatre heures. Il fallait organiser néanmoins les repas, qui, jour de fête oblige, devaient être conséquents.
Si le dîner du vendredi soir restait au chaud (sur un kanoun dans mon enfance, ou plus tard, sur une plaque chauffante) et celui de samedi soir réchauffé après le coucher du soleil, celui du samedi midi posait plus de problèmes. Les Juifs ont dû donc mettre au point (il y a combien de siècles, de millénaires ?) un plat à déguster le samedi midi. Et qui donc devait cuire du vendredi avant la tombée de la nuit au déjeuner du samedi : la dafina.
À quand remonte cette recette ? Difficile à dire. La rencontre des Juifs sépharades, arrivés en Afrique du Nord, fuyant les persécutions de l'Espagne d'Isabelle la Catholique, avec la cuisine marocaine, a probablement donné naissance à ce plat.
On sait que les pommes de terre ne sont arrivés en Europe et au Moyen Orient qu'au XVIe siècle, aussi la daf telle que je la connais, existe probablement depuis quelques siècles.
Mais ce problème du repas du samedi midi a sûrement été résolu différemment de la Jérusalem antique aux diasporas successives .
Le shabbat, par ses interdits et ses obligations, rythmait de fait la vie juive. À la maison, le vendredi était le jour le plus actif. Ma mère passaient cette journée à préparer des repas conséquents qui comportaient plusieurs variétés de salades, de plats principaux et de desserts sympathiques. Trois repas complets devaient être préparés.
Le vendredi soir, quand toutes les marmites trônaient sur la cuisinière et que la table était mise, la maison rangée, tout brillait et prenait des allures de fête.
Les enfants étaient lavés, apprêtés, et envoyés à la synagogue avec les hommes. Les femmes prenaient alors soin d’elles, se lavaient et se faisaient belles pour accueillir leurs maris et le shabbat.
Au retour de la synagogue, la maison était belle, illuminée de bougies. Une sérénité semblait envelopper la table pendant la prière rituelle précédant le dîner. La nuit qui suivait était embaumée du fumet de la daf.
Le samedi matin, la maison et mon esprit étaient enveloppés dans de la ouate. Je garde de mon enfance ce besoin de samedis matins sans heurts.
Je savais que je ne mangeais pas qu'un plat succulent, mais des siècles d’histoire. Celle de ma famille, de mes ancêtres, de la religion dans laquelle j’ai été élevé. Ce plat légendaire semblait contenir toute ma culture.
Ce faisant, je me rends compte que ce qui signe une cuisine, la définit, ce ne sont pas les légumes ou les viandes qu’on y met (on trouve les mêmes à peu près partout depuis plus d’un siècle), mais la façon de les accommoder avec des épices… Les cuisines antiques utilisaient beaucoup plus d’épices que maintenant. Ce n’est pas par hasard si le mot « épicerie » a surclassé toutes les autres appellations pour désigner ce type de commerce.
J’ai vite compris que pour la cuisine juive marocaine, il faut absolument avoir en permanence chez soi certaines épices : du piment doux (rouge soutenu), du piment fort (rouge sang), du cumin (marron doré), du macis (rouge orangé), du poivre (noir), du sel (blanc), et surtout du safran (le jaune !), plein de safran… La gamme du jaune pâle au rouge profond est complète... Le persil dont les feuilles vont du vert tendre au vert foncé, parfois un peu jauni quand il vieillit, s’est imposé rapidement.
Je retrouve vite les rythmes familiaux. Le jeudi, je fais mon marché et le soir, je n'oublie pas de mettre les pois-chiches à tremper.
Je me rends compte que, sans le vouloir ni le comprendre, je retrouvais une activité ancestrale, celle que des centaines de générations de Juifs ont eue avant moi. L’expression : “faire son samedi” est remontée du fond de ma mémoire... pour m’expliquer ce que je faisais là.
Je me rends disponible pour le vendredi après-midi, il faut qu'elle soit prête à cuire avant la tombée de la nuit.
J’attaque…
J'épluche une dizaine de pommes de terre. Je lave les pois chiches mis dans l'eau la veille (très important). La viande doit être soigneusement lavée, on ne doit pas consommer le sang.
Je la mets à cuire dans une casserole d'eau avec les pois chiches pendant une vingtaine de minutes. Juste le temps de préparer une farce.
Viande hachée, œuf, persil, macis, oignons, sel, poivre, pincée de cannelle, le tout mélangé dans un plat creux.
Moment délicieux où les deux mains humides passées sous l'eau s'enfoncent dans cette matière un peu froide, gluante qui se réchauffe entre les doigts. Malaxer tant qu'on a plaisir à le faire.
Quand la farce est tiède, que tous les ingrédients se sont intimement mélangés, quand votre plaisir diminue et que votre œil est satisfait, arrêtez.
D'ailleurs, c'est le moment. La grosse boulette de viande est prête, roulée dans un tissu de coton.
Je sors les œufs, le blé, le miel, j'étale tout bien devant moi, comme un chirurgien. Il s'agit d'agir vite.
La grosse marmite en fonte que je viens d'acquérir est là, vide, en attente du grand moment.
D'abord j'étale les pois chiches de façon à qu'elles tapissent bien le fond de la marmite - puis la viande, les pommes de terre et les œufs.
La couche supérieure est constituée de riz (ou de blé) enrobé dans un tissu, et la boulette… Il est impératif de les mettre dans cet ordre.
Une des caractéristiques de ce plat, c’est qu’il se fait d’un coup, une activité débordante pendant une heure environ où il faut faire plusieurs choses en même temps, surveiller la cuisson, éplucher, cuire la viande et les pois chiches…
Quand tout est en place, recouvrir d'eau à ras bord. Sel, poivre, safran, une gousse d'ail et une cuillère de miel (ou une datte). Le liquide prend alors une coloration rouge-dorée.
Je laisse bouillir à gros bouillons pendant dix minutes puis je mets la marmite au four (très doux : 1 à 2 max).
C’est parti, ça glougloute…
La nuit, je me lève plusieurs fois pour surveiller le niveau liquide de la daf, j’en profite pour respirer le fumet qui s’en dégage.
Je m’enivre d’odeurs... je retrouve instantanément mes sensations d’enfant dans la sécurité que me procure ces effluves. Un bonheur serein dans la nuit m’enveloppe. Tout va bien.
Je reconnaissais bien ce parfum. Il a fait revenir l’enfant qui est en moi. Je l’ai revu, haut d’un mètre, ses petits pieds nus sur le sol carrelé, humant l’air chargé des effluences de la marmite. Comme dans un flash, un hologramme, il m’est apparu puis s’est évanoui. Je l’ai reconnu, j’ai été lui pendant une seconde ou deux…
Comment une odeur peut-elle sécuriser ? Donner un sens au mot apaiser. Vincent Van Gogh écrit : « Dans un tableau, je voudrais dire quelque chose de consolant comme une musique… ». Alors pourquoi pas des senteurs, des saveurs aussi consolantes qu’une musique ou une peinture ? Une consolation que nous n’attendons plus ni de la religion, ni de l’espérance en un monde meilleur...
Même si consoler n’est pas guérir - on ne guérit pas du manque, de l’horreur ou de la mort, mais on peut se consoler soi-même grâce à ces choses qui mettent un peu de baume au cœur : une chanson, une saveur, une odeur…
Face aux maux impensables, je trouve le réconfort dans la lecture, la musique, la culture, l’art, mais aujourd’hui aussi dans ces goûts que je redécouvre, qui me relient à mon enfance et me redonnent le plaisir de vivre.
Cette odeur m'enveloppe. Je m'endors comme un bébé, ce fumet agit comme une drogue douce, très douce...
Je me réveille tôt le lendemain. Me précipite sur mon four. Tout va bien, l'apparence et l'odeur...
Je me souviens qu'enfant, le samedi matin, j'avais droit à une pomme de terre et un peu de jus encore trop pâle. Pour qu'elle prenne sa couleur mordorée, il faut qu'elle cuise encore quelques heures. On ne peut pas tricher. De retour de l'école, je retrouvais l'arôme qui s'était un peu modifié. L'odeur était plus sourde, plus dense.
Toute la matinée, je surveille le four, me délectant par avance. J'attends midi en lisant, musique douce et silence. Enfin, je peux me mettre à table.
Soulevant la marmite, je retrouve les gestes de ma mère. Comme elle, j'étale plusieurs récipients devant moi : un grand plat pour les pommes de terre, les œufs et le pois-chiches, un plat pour la viande et la boulette, un plat creux pour le riz ou le blé, le tout arrosé du jus doré foncé.
Le reste du jus était mis dans une saucière, seul jour de la semaine où elle apparaissait sur la table. Elle représentait pour moi l'élégance et la gastronomie.
La daf se mange dans un ordre précis : d'abord les pommes de terre, les œufs et les pois-chiches puis la viande et le blé (ou le riz).
Je la goûte enfin. Même si elle est loin d'être aussi succulente que celle de ma mère, je me suis bien débrouillé. Je recommence les samedis suivants... Le septième essai a été parfait. J'avais retrouvé exactement le goût que je recherchais.
Je me régale, doublement heureux de l'avoir aussi bien réussi et du plaisir gustatif procuré. J'allais en manger aussi souvent et autant que je le désirerais.
Ce repas assez lourd appelle au repos. On dit que les enfants juifs étaient (sont ?) souvent fabriqués pendant la sieste du samedi après-midi.