Dr Orna BAZIZ (Régine RIBOH) Mars 2002
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Allocution prononcée lors de la soirée d’étude (4.3.02) en souvenir des disparus du tremblement de terre d’Agadir
Université de Ben Gourion dans le Negev, Beer Sheva, Israël
« Tout a été écrit, pourtant l’homme dispose de son libre arbitre »
Aujourd’hui, alors qu’un même souvenir nous rassemble comme nous unissait la terrible épreuve subie lors du tremblement de terre d’Agadir, je voudrais commémorer et bénir la mémoire de nos chers disparus.
Dans la nuit du vingt neuf février 1960, (rosh hodesh Adar : premier jour du mois de Adar et également troisième jour du Ramadan et veille du mardis-gras), à 23.40.14, la terre a tremblé au degré de 6.7 sur l’échelle de Richter. Douze secondes ont suffi pour effacer une ville entière et anéantir ses habitants. Douze à quinze mille personnes y ont perdu la vie la plupart englouties vivantes. Vingt mille autres se sont retrouvées sans toit. La communauté juive qui comptait environ deux mille trois cents âmes, venait d’en perdre mille cinq cents.
J’avais alors dix ans et demi puisque J’étais née le premier août 1949 à Agadir, station estivale, ville ensoleillée et lumineuse, située au sud-ouest du Maroc, sur l’Océan atlantique, (le tampon de la poste précisait : « 365 jours de soleil par an »).
Pas le moindre nuage, aussi léger soit-il, n’avait embrumé mon enfance dorée. De ma fenêtre, j’apercevais le sable fin et transparent de la plage toute proche. L’air pur, embaumé au printemps du parfum des mimosas, le calme et la tranquillité d’une vie paisible, tout contribuait à nous donner le sentiment d’une liberté sans heurt et sans contrainte. Tous les jours nous descendions à la plage et que de fois nous sommes revenus en courant pieds nus jusqu’à la maison.
Mon père, ma mère, mes deux sœurs et mon petit frère composaient tout mon univers. Ma mère m’avis appris à lire et à écrire quand j’avais trois ans de sorte que le directeur de l’Alliance Israélite, M. Bensoussan, m’avait inscrite à six ans au cours élémentaire et que j’étais entrée à dix ans en sixième, au Lycée Youssef ben Tachfin.
Tout a commencé le lundi 23 février 1960 à 12.15. La terre a tremblé pendant quelques secondes, mais si certaines personnes ont ressenti une secousse anormale, d’autres ont complètement ignoré le phénomène.
Une semaine plus tard, le lundi 29, à 11.45, la terre a de nouveau tremblé et la secousse a été différemment ressentie : on a raconté que certains objets avaient bougé, qu’une table à thé s’était déplacée. Chez nous quelques fissures étaient apparues au plafond et je me souviens que mon père, rentrant de la banque qu’il dirigeait, nous a dit qu’il avait eu une sensation bizarre.
Ce jour-là, nous n’avions pas classe, à cause des examens d’entrée que passaient les nouveaux inscrits. Bien qu’étant à fin février, nous avions une belle journée d’été que nous avons donc passé sur la plage.
La nuit je me suis réveillée en sursaut. Il faisait complètement noir et je me trouvais plongée dans une étrange ambiance de bruits étouffés et de secousses. J’entendais la voix de mon père qui appelait, l’un après l’autre, les membres de notre famille. D’après ses appels saccadés, j’ai tout de suite compris que quelque chose de terrible était arrivé.
Emprisonnée dans les décombres, je ne pouvais rien voir, mais j’ai réussi à bouger tout doucement mes pieds et mes mains. Je m’étais rendu compte que si jamais je remuais, la situation critique dans laquelle je me trouvais risquait d’empirer. Mes longs cheveux étaient coincés et je ne pouvais pas tourner la tête. Je me souviens d’une soif intense, de ma réponse à mon père qui continuait à nous appeler, et auquel je réclamais à boire. Sa voix apaisante résonne encore à mes oreilles. Bientôt il viendra m’abreuver. Puis j’ai entendu parler ma mère, ma grande sœur et mon petit frère, mais je n’entendais pas la voix de mon autre sœur, et toujours ces bruits étouffés et ce balancement intermittent !
Les vingt minutes suivantes m’ont semblé une éternité. Grâce à ma petite taille et à ma débrouillardise obligatoire si je voulais m’en sortir, j’ai réussi à me frayer un passage au milieu des amas de débris divers. A ma grande surprise, des inconnus, dont je devinais la silhouette dans le noir, m’ont poussé à sauter. J’ai compris plus tard, en revivant ces sombres instants, que cette nuit là j’étais née dans un monde brisé.
J’étais la première des rescapés de ma famille. Ma sœur aînée Léa, et mon petit frère Moshé, qui a été extrait des décombres, enveloppé dans un tapis, m’ont rejointe plus tard. Des soldats français nous ont amenés jusqu’à la base militaire et, tout le long du chemin, je pouvais apercevoir, à la lueur des phares, des bâtiments effondrés, méconnaissables et d’énormes crevasses dans les rues, dont les chaussées étaient fissurées. Dans cette ville fantôme, la terre s’était entrouverte et j’avais l’impression de jeter un regard sur le néant.
A la base militaire, transformé en hôpital provisoire, des centaines de blessés à tous les degrés étaient couchés dans des lits de camp. Certains gémissaient, d’autres étaient si choqués qu’ils n’arrivaient même pas à parler. Tout ce monde éparpillé pèle mêle souffrait et il me fallait mettre de l’ordre dans mon cauchemar. J’ai marché dans tous les sens dans ce camp, espérant rencontrer des connaissances, un voisin ou un ami, un camarade de classe ou un copain de la rue.
Sans savoir pourquoi, je me suis arrêtée devant un brancard sur lequel gisait une pauvre fille, toute tordue. De sa bouche muette coulait un filet continu de bave… Je n’avais même pas reconnu pas ma pauvre sœur. Elle s’appelait Monique.
Le lendemain, mardi, nous avons été transportés en avion jusqu’à Casablanca. La plupart des blessés étaient allongés sur des brancards et les sièges, peu nombreux, étaient occupés par des secouristes. A la descente de l’avion, les soldats nous ont transportés dans leurs bras jusqu’à l’hôpital et ont commencé à nous interroger sur notre état civil, sur notre adresse et sur notre famille. Des journalistes prenaient des photos.
Mon petit frère, de deux ans mon cadet, avait au bras gauche une blessure qui lui provoquait des démangeaisons et sa tête portait un bandage qui la faisait ressembler à une pastèque. Il eut besoin de longs soins intensifs d’un médecin français, dont le nom m’est étranger et grâce auquel, grâce à Dieu, il a été sauvé. Que tous les médecins, infirmiers, et soldats qui, pendant ces heures sombres, sont venus à notre secours, trouvent dans ce témoignage l’expression de nos remerciements et de notre gratitude pour leur dévouement et leur efficacité !
Quant à moi, j’étais relativement à peine blessée : une bosse au nez, une dent cassée et quelques égratignures. Avec mon frère nous nous sommes retrouvés, dans deux lits côte à côte dans le coin gauche d’une salle de la maternité. Depuis lors, nous sommes devenus inséparables et, bien que mon frère habite Los Angeles et moi Jérusalem, nous ne nous sommes jamais quittés.
Plus tard, j’ai appris que ma sœur aînée se trouvait dans le même bâtiment que moi, à l’étage inférieur et que son état n’était pas alarmant. Lorsque le lendemain, mercredi, je suis descendue pour lui rendre visite, quel n’a pas été mon étonnement de voir autour de son lit quantité d’inconnus qui pleuraient sur le sort de ma pauvre sœur Monique, dont je venais de deviner la triste fin. Que Dieu ait son âme !
Nous sommes restés à l’hôpital jusqu’au surlendemain et avons reçu plusieurs visites et de petits cadeaux censés atténuer notre douleur muette. Je me souviens entre autre d’un pasteur qui, nous croyant chrétiens, m’avait offert un livre superbe que j’ai précieusement gardé « La vie de Jeanne d’Arc » et qui me suit dans toutes les péripéties de ma vie. L’image de cette sainte héroïne apparaît dès les premières images et voir son blanc visage rayonnant et fier procure un réconfort sans égal. C’était une inconditionnelle de la foi !
Le pasteur nous a expliqué très calmement que nos parents étaient hospitalisés dans un autre hôpital, qu’il leur avait rendu visite et qu’il était prêt à leur porter nos messages. Je me rappelle même avoir reçu une réponse à ma lettre rédigée à la hâte.
Nous avons aussi reçu la visite d’un monsieur fort bien habillé et de sa femme. Je ne le connaissais que de nom car mon père nous parlait souvent de son grand-oncle, un homme riche qui habitait Fez et s’appelait Samuel Riboh. Il avait l’air inquiet et j’ai vite compris qu’il avait l’intention de nous prendre sous sa responsabilité. Il nous a promis de nous amener auprès de nos parents avant de nous amener chez lui, à Fes.
Nous avons donc quitté l’hôpital le vendredi matin, vêtus de robes de chambre et notre oncle nous a pris dans sa voiture, ma grande sœur, mon frère et moi, et également une tante arrivée de Mogador, ma tante Fiby que nous aimions beaucoup et chez qui nous allions tous les étés.
Dehors, c’était la bousculade. Les gens se pressaient, les voitures carillonnaient et tant de bâtiments étaient toujours debout ! Nous allions enfin retrouver papa et maman. Mais la voiture de mon oncle a changé de direction et a roulé vers la sortie de la ville. Ma tante s’est écriée « Tu nous as promis d’aller à l’hôpital ! ».
Alors mon oncle lui a répondu « Que veux-tu que je dise à Jacob ? Que sa fille est décédée ? ».
C’est ainsi que nous avons quitté Casablanca en direction de Fes, long voyage fatiguant et éprouvant, au bout duquel, en arrivant à la belle villa de notre oncle, nous avons appris la triste nouvelle du décès de papa juste à l’heure de l’entrée du shabbat.
En août 1962 nous sommes montés en Israël et, depuis 1975 j’ai planté ma tente à Jérusalem, ville éternelle où sont nés trois de mes quatre enfants, dont le plus jeune porte le nom de feu mon père, que Dieu ait son âme ! Mon fils se nomme Yaacov-Shirel. Yaacov est le nom de mon père et le nom de notre patriarche, dont le nom fut changé par l’ange de Dieu et devint Israël. Du Rav Kook, dans son texte intitulé « La chanson carrée » (Orot Hakodesh, Lumières de la sainteté) j’appris que la vie de chaque homme, créature de Dieu est un chant à plusieurs dimensions. Le chant simple est celui de son âme ; en elle chaque homme trouve entière satisfaction... Parfois, émergeant du cercle restreint de son âme particulière, chaque homme aspire à d’autres hauteurs et s’unit d’amour à la collectivité d’Israël. Avec elle il pleure ses malheurs, chante ses louanges et aspire à un meilleur avenir. C’est le chant double… Parfois son âme s’étend jusqu’aux confins de l’humanité ; c’est le cas de celui qui consacre sa vie à un idéal humain et chante le chant triple, le chant de l’Homme… Le chant carré est celui du Monde auquel il unit son destin… Mais lorsque toutes les voix sont à l’unisson et lorsqu’elles montent en lui en chœur avec allégresse et sainteté donnant vie et espoir, il chante la chanson de Dieu, la chanson d’Israël, chant simple, chant double, chant triple, chant carré, cantique des cantiques du roi Salomon, du roi de la paix. En hébreu les mots Israël et Shirel qui veut dire « chant de Dieu » n’ont comme seule différence que l’intercalation des deux premières lettres.
Et encore je demande à faire la relation évidente entre l’expérience fondamentale de mon enfance et celle académique de ces quinze dernières années pendant lesquelles je me suis penchée avec acharnement sur l’œuvre d’un écrivain hiérosolomytain, David Shahar, prix Médicis de 1983. Ce dernier, dont l’œuvre principale porte le nom évocateur «Le Palais des vases brisés » fut influencé, très tôt dans sa carrière, par la pensée de Rabbi Yitshak Louria, Haari Hakadoch né lui aussi à Jérusalem (1534-1572). Louria, précurseur de la kabbale, mystique juive, ainsi que Shahar s’occupent de notre monde cassé, un monde où rien n’est à sa place, pas même notre âme. L’image de la femme selon la vision lourianique dans l’œuvre de David Shahar ainsi que les paramètres féminins du « Tikkun Olam » soit de la restauration de l’ordre dans ce monde défait retinrent mon attention. Mes recherches menèrent à une thèse de doctorat dans laquelle j’exprime mes idées quant à la solitude féminine que je considère comme une réplique du « Tsimtsum » divin et qui fertilise la femme dans son intériorité et dans son imagination. Les aspects paradoxaux du personnage féminin reflètent la brisure des vases, plus exactement la dynamique controversable qui l’accompagnent. Le « Tikkun » est l’effort individuel, un acte de réparation du monde. Selon Louria, le « Tikkun » qui est le chemin aboutissant à la fin des temps est aussi celui qui mène à Bereshit, au commencement de tout. La doctrine de la « Geoula » soit de la délivrance est le retour de toute chose à son origine divine. Tout acte humain, spécialement l’acte religieux, la prière et l’intention par exemple, influence le processus du « Tikkun ». En un certain sens nous sommes les seuls responsables de notre destin. Cet effort de Sisyphe ne peut être produit que par l’homme ; en ce sens il remplit une mission bien au-delà de sa vie privée. Donc « Tout est prévu, mais l’homme jouit du libre arbitre » !
Je prie le ciel de nous accorder les qualités de cœur et la sagesse de l’esprit afin que nous puissions déceler dans ce monde défait le chemin du « Tikkun ».
Régine RIBOH