Des milliers de familles ont été relogées à la périphérie de Casablanca pour laisser place au tracé de l’Avenue Royale. La plupart n’ont pas gagné au change. Loin s’en faut.
Yassine traîne en bas de son immeuble avec un groupe de jeunes. Il vit à Nassim, une ville satellite en cours de construction à la sortie de Casablanca. Il se plaint d’être harcelé par la police qui impose à partir de 21 heures un couvre-feu dans le quartier. La clique de Yassine s’ennuie et chôme, coincée entre la voie de chemin de fer Casa-Marrakech, la zone
industrielle de Lissasfa, l’Oued Bouskoura et des vaches qui paissent. Si ce n’était ces ruminants, il pourrait tout à fait faire le comparse dans un reportage du JT de TF1 sur la banlieue. Sauf que Yassine n’est pas né dans un immeuble et n’a pas toujours été chômeur. C’est un enfant de Derb Sofi, un quartier d’habitations vétustes accolé à la médina, juste en face de la Mosquée Hassan II. Son quartier a été détruit pour dégager l’emprise de la future Avenue Royale, un projet urbanistique pharaonique qui doit relier le futur centre des affaires de Sidi Belyout à la Mosquée avant de bifurquer vers la Corniche. La SONADAC ( Société Nationale d’Aménagement Communal) en charge de l’aménagement de l’Avenue Royale a relogé Mourad à Nassim en 2001 en même temps que des milliers d’autres habitants de Derb Sofi et Derb Tazi. Avant de découvrir les joies de la cage d’escalier, Yassine était éléctricien en médina. Comme pour beaucoup de relogés, son déménagement a distendu les liens économiques qui le liait au centre ville. "J’arrivais tous les jours avec une demi-heure de retard au boulot. Mon patron en a eu marre et m’a viré" confie-t-il. Mourad, quant à lui, était menuisier dans la médina. En avril 2003, il est déplacé avec 500 autres familles de Derb Fassa à Nassim: "Je me suis retrouvé à dépenser 30 DH en frais de transports et en repas pris à l’extérieur. J’ai dû abandonner mon emploi." L’éloignement a eu également des effets néfastes sur les travailleurs du secteur informel. Ainsi, Driss, un chômeur de 27 ans sans diplôme, gagnait 50 à 80 DH par jour en vendant du poisson devant la Foire. Fatima, quant à elle, vendait des fripes à Bab Jdid. Aujourd’hui, Driss chôme entre deux séjours en prison. Et Fatima survit grâce à la générosité des habitants de son ancien derb qui lui préparent un couffin de légumes qu’elle passe récupérer chaque vendredi.
La SONADAC a aménagé une zoned’activités réservé aux PME PMI afin d’offrir des opportunités d’emplois aux relogés. Mais les premières entreprises ne devraient s’y installer qu’au deuxième semestre 2005. En attendant ces ouvertures prochaines, les promoteurs du projet Nassim comptaient beaucoup sur un réemploi des gens déplacés dans les zones industrielles voisines de Lissasfa et de Sidi Maârouf. La réalité fut tout autre : "Les filles trouvent du boulot dans les usines sans problème. Par contre, les employeurs se méfient des mecs. Ils refusent de nous employer car nous sommes originaires de la médina" explique Rachid. Naïma, originaire du même quartier que Rachid, a trouvé un emploi d’ouvrière dans une usine de confection de Lissasfa. Elle nuance les propos de Rachid : "C’est de votre faute, vous refusez certains boulots. Tu accepterais de porter des cageots toi ?" l’apostrophe Naïma en bas de l’immeuble. "On est des commerçants, pas des ouvriers !" s’indigne Mohamed. C’est un fait, beaucoup de déplacés se parent de leur statut glorieux d’habitants de la vieille ville, méprisent les boulots de "manouvri" avec la fierté des gens habitués à travailler à leur compte. Les mieux lotis sont justement les commerçants. Propriétaires d’échoppes minuscules dans les quartiers détruits, ils sont 127 à avoir bénéficié de locaux à Nassim à des prix largement en dessous du marché : entre 3.000 et 6.000 DH le m2. S’ils admettent avoir fait une bonne opération commerciale, ils se plaignent cependant de la baisse de leur chiffre d’affaire. Abdelkader, 45 ans, cycliste, prend le soleil devant son magasin flambant neuf et titré. Seul hic : il n'a que 4 ou 5 clients par semaine. Cependant, beaucoup de magasins ont encore portes closes. Les habitants parlent d’un début de spéculation immobilière. Autre son de cloche de commerçants : ils ne veulent pas ouvrir leurs magasins et investir, tant que les logements ne seront pas tous occupés. "Nassim Ville Nouvelle" se voulait un projet global novateur dépassant la seule fonction de relogement pour fournir aux nouveaux habitants la possibilité de se réemployer. Or, ironie du sort, il voit triompher le bon vieux secteur informel. Des vieilles dames vendent à même le sol en face du terminus des bus, tandis qu‘un marché improvisé se tient quotidiennement sur la place principale. Durant l’été 2004, les forces de l’ordre sont intervenues pour disperser le souk illégal. Les habitants ont protesté et obtenu gain de cause. Selon les responsables de la SONADAC, un accord a été trouvé afin d’organiser et d’officialiser le commerce ambulant.
D’après Abdelaziz, ancien diplômé chômeur de 40 ans qui gère l’une des deux salles de jeux où se réunissent les jeunes, le développement du trafic de drogue et de la prostitution que connaît le quartier serait dû au chômage endémique qui y règne. "Les jeunes vendent des petites quantités de shit, juste pour avoir de quoi prendre le bus pour descendre en ville. Des filles se prostituent, tandis que des familles louent leurs appartements aux maçons des chantiers voisins pour des passes rapides" explique t-il. Les vieux coupés de leurs racines jouent aux dames toute la journée sous les arcades, les jeunes comme Oussama traînent dans le quartier et passent quatre nuits par semaine au port à la recherche d’un moyen de passer en Europe. "Avant d’être relogé, je songeais à "hreg" (brûler) de temps en temps. Désormais, c’est devenu une obsession" soupire Oussama. Pourtant, les premiers déménagements s’étaient déroulés dans la joie, selon Abderrahim Kassou, un architecte casablancais qui faisait partie de la cellule d’accompagnement mise en place par la SONADAC pour faciliter l’intégration et l’emploi des premiers relogés. Il se souvient de grandes fêtes. Une joie compréhensible. Ils troquaient un statut de locataires dans une maison menaçant ruine pour un logement moderne vendu au tiers de son prix réel, la SONADAC prenant en charge les deux tiers restants. A titre d’exemple, le F3 est vendu à 65.000 DH. Bonne affaire immobilière certes, mais aujourd’hui, beaucoup n’arrivent plus ou refusent de payer la traite de leur appartement qui s’élève de 300 à 600 DH selon le type de logement acquis.
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