YOM KIPPOUR.
Récit d'Alain Amar.
Jusqu'aux événements d'août 1953 au Maroc et l'exil de Mohammed V à Madagascar, mon père m'emmenait régulièrement avec lui à la synagogue familiale du mellah dans laquelle mon grand-père Hanania officiait parfois et interprétait des chants religieux.
C'était une petite synagogue pouvant accueillir une centaine de fidèles. Installée dans une maison du mellah de Rabat, dans une de ces ruelles étroites bien typiques de l'ancien quartier réservé, la synagogue était en fait une grande pièce - du moins est-ce ainsi qu'elle demeure dans mon souvenir d'enfant - ornée de gigantesques lampes à huile accrochées au plafond, d'une teba1 centrale en bois destinée à l'officiant, face à une armoire recouverte de rideaux de velours rouge richement brodés et abritant les Rouleaux de la Thora. J'aimais particulièrement l'atmosphère de recueillement qui régnait alors dans ce lieu un peu sombre. Adossés aux murs, des bancs en bois usé par des générations de fidèles se dressaient sous la lumière vacillante des lampes à huile.
La synagogue n'était pas bien riche et ne vivait que des dons des "paroissiens".
Lors des grandes fêtes, Pessah2, Yom Kippour, Rosh Hashanah3, Pourim4, Soukkoth5, ceux qui désiraient soit ouvrir les portes du Tabernacle, soit avoir l'insigne honneur de porter les Rouleaux de la Thora ou ses ornements, ou bien y lire la paracha6 de la semaine, faisaient un don à la synagogue. En fonction de l'importance de l'honneur fait au fidèle, ce dernier offrait telle ou telle somme d'argent qui était réglée par la suite, car aucune circulation ou port d'argent n'était permise les jours de fête dans la synagogue. Mon père m'expliquait à mi-voix les tractations auxquelles se livraient les volontaires réalisant une mitzvah7 Seule la prière des Morts, le Kaddish, ne donnait lieu à aucune offrande.
Le Yom Kippour (jour du pardon) est le jour le plus sacré pour tous les Juifs du monde. Tout en consacrant son temps aux prières, chaque Juif doit jeûner totalement pendant vingt six heures, sans boire ni manger. Il n'est pas indispensable de savoir lire l'hébreu ou d'être un fervent pratiquant pour être absous de ses péchés. Ainsi, plusieurs familles juives détachées de la pratique religieuse se joignaient tous les ans aux fidèles pour Yom Kippour.
C'est un jour de repentir symbolisé avant la célébration de la fête par le sacrifice d'un coq pour chaque membre mâle et d'une poule pour chaque membre féminin de la famille.
Pour cela, un shohêt8, venait à la maison égorger ces pauvres bêtes, en récitant une prière pour chacun de nous. J'ai un souvenir particulièrement atroce de ce sacrifice des poulets. La veille ou l'avant-veille de ce jour sacré entre tous, le sacrificateur venait chez mes parents, muni d'un impressionnant attirail de longs couteaux parfaitement aiguisés dont il vérifiait le tranchant du bout de l'ongle effilé et long de l'index. Il fallait que le tranchant de la lame fût sans faille, afin d'éviter aux bêtes de souffrir longtemps.
Dès que le shohêt 8 était satisfait de la perfection de la lame, il saisissait la bête offerte en sacrifice en commençant par mon père, puis ma mère, moi et mes soeurs.
Il tranchait alors prestement la gorge de l'animal et décrivait plusieurs cercles rapides avec la bête sacrifiée au-dessus de nos têtes. Il jetait littéralement l'animal immolé sous une énorme bassine qui se soulevait frénétiquement car le pauvre poulet avait des soubresauts qui me soulèvent encore le cœur en écrivant ces lignes. Les préten-tions du shohêt à propos de la brièveté, de la précision et de l'absence de souffrance des poulets lors de l'acte sacrificatoire ne m'avaient jamais convaincu et j'ai toujours éprouvé un dégoût pour ce rituel barbare et d'un autre âge.
La veille de la grande contrition publique, avant le coucher du soleil, un repas était pris en commun, constitué, du moins chez nous, par un bouillon de poule, de la volaille et des gâteaux. Mon père et moi nous rendions ensuite à la synagogue et regagnions la maison après l'office spécial. Une lumière restait allumée, mais il n'était pas question d'en allumer d'autres, de se distraire, de lire, de bavarder, il fallait se préparer à l'acte de repentir public et collectif du lendemain.
La confession n'existe pas dans la religion juive ; il ne peut être admis qu'un homme, aussi bon, aussi sage soit-il puisse recueillir l'aveu des fautes et accorder le pardon par des prières... seul Dieu a ce pouvoir.
Pour mon premier office de Kippour dans notre vieille synagogue, je trottinais auprès de mon père sur le chemin qui nous conduisait de la rue de Lyon au mellah. Je ne cessais de poser une foule de questions sur le déroulement des prières. Malgré les réponses patientes de mon père, j'étais surpris par tout ce que je voyais : la plupart des hommes très religieux étaient chaussés d'espadrilles en toile, en signe d'humilité, ne devaient porter aucun bijou, n'avoir aucune somme d'argent sur eux, revêtir le tallit 9 et la kippa10 .
La ferveur religieuse n'était cependant pas partagée par tous les fidèles dont certains bavardaient un peu bruyamment. A plusieurs reprises, mon père, irrité et choqué, intervint pour rappeler aux "indélicats" où ils étaient et pourquoi ils étaient là. Le rôle que mon père occupait au sein de la Communauté et son autorité naturelle ramenaient les trublions au recueillement. Du fait de mon jeune âge, ma mère avait pris la précaution de me remettre un petit paquet rempli de massapan10 que j'irais déguster discrètement en cas de fringale.
Plusieurs moments importants intriguèrent le jeune garçon que j'étais. La "sortie" de la Thora du Tabernacle en était un privilégié.
Après une prière muette devant les portes du tabernacle, l'heureux fidèle en ouvrait délicatement les portes et retirait un des Rouleaux sacrés qu'il portait dans ses bras comme on porte un tout petit enfant. Un deuxième fidèle recouvrait les Rouleaux sacrés de tous leurs ornements, clochettes d'argent sur les montants en bois et pectoral en argent ciselé. Au cours du trajet le menant du Tabernacle à la teba, chaque fidèle s'efforçait de poser un coin de son tallit sur les Rouleaux afin de baiser respectueusement ce morceau de tissu devenu béni. Seul un des deux coins du tallit, terminés par une frange particulière nouée de telle manière que le nombre de tours représentait arithméti-quement les lettres du tétragramme sacré, pouvait être le vecteur de la bénédiction.
Le "porteur" posait solennel-lement les Rouleaux sacrés sur la teba, retirait les clochettes d'argent qu'il fixait sur des montants spécialement aménagés. Puis il défaisait le manteau de velours brodé de fils d'or recouvrant les Rouleaux, déroulait ces derniers sur la chaire et brandissait alors les Rouleaux ouverts qu'il révélait à tous les fidèles avant de les reposer sur la chaire pour que la lecture commençât
Je fus particulièrement surpris et même effrayé par un aspect du rite. A un moment donné, l'officiant faisait appel aux Cohen se trouvant dans la salle.
Les Cohen sont les descendants des grands prêtres du Temple de Salomon ; dans la hiérarchie, viennent ensuite les Lévi, qui servent les grands prêtres durant les offices, puis les Israël, c'est à dire le reste de la communauté.
Je vis alors trois hommes d'un certain âge se déchausser, aller vers l'armoire contenant les rouleaux sacrés de la Loi, se couvrir totalement la tête de leur tallit, et prier de façon étrange, psalmodiant et se balançant de droite à gauche, les bras tendus vers les fidèles, dans une sorte de bénédiction collective. Ils avaient une allure de fantômes inquiétants.
Mon père surprit mon regard intrigué et m'ordonna de ne pas regarder ce qui se passait ; nous devions à ce moment précis être pénétrés de repentir et nous en remettre à ces Cohen qui intercédaient auprès du Créateur
pour effacer nos péchés, et surtout ne pas observer ce qu'ils faisaient.
Au fil de la journée, les visages des adultes devenaient de plus en plus pâles, leurs yeux étaient cernés, leur teint devenait verdâtre, leur haleine fétide, leurs gestes plus lents. Ne pas boire était le plus douloureux.
Il fallait prier quand même, chanter à voix haute, malgré la fatigue. Seules la ferveur, l'interdit et la Rédemption finale soutenaient ces hommes dans leur effort.
Un des moments les plus émouvants était celui de la Rédemption, la néhilla ponctuée d'un chant lancinant :"Hatanou lephanekha rahem âlénou12 ...". Mon père se couvrit à son tour la tête de son châle et m'abrita sous celui-ci. Je vis toute l'assistance en faire autant, et de toutes les poitrines surgit une longue et sourde plainte s'adressant à Dieu, pour reconnaître tous nos péchés et Le supplier de nous pardonner.
L'achèvement de cette lourde journée fut marquée par l'officiant qui saisit le shoffar, corne de bélier dont il tira une série de sons rauques et déchirants, qui se joignirent aux appels des fidèles dans leur quête du Pardon. Je ressens encore à ce jour une sorte de frisson, surtout quand j'évoque mon père me serrant très fort contre lui au moment où retentissait le shoffar. Nous étions très émus tous les deux et il m'embrassa très fort après l'office.
Les prières duraient jusqu'au coucher du soleil le lendemain soir. En quittant la synagogue, nous guettions dans le ciel l'apparition de la lune. Une prière était alors récitée et chacun pouvait regagner son foyer pour se restaurer.
Ma mère nous attendait avec des petits verres contenant un mélange de jaune d'œuf battu, de sucre en poudre et de rhum. Une ultime prière était dite avant de partager le repas. Nous pouvions désormais rompre le jeûne, à l'aide de viande, de dattes et de pâtisseries, de thé à la menthe très chaud et très sucré.
A partir de 1953, pour des raisons de sécurité, nous avions dû abandonner cette vieille synagogue.
Nous irions désormais au Talmud Thora voisin de chez nous. Ce nouveau lieu de culte, récemment construit était impersonnel et se prêtait moins à la ferveur religieuse. J'avais perdu mes repères, je n'aimais pas le Talmud Thora qui ressemblait à une salle de conférences. Je regrettais "ma" vieille synagogue du mellah, celle de mon père et, avant lui, celle de Hanania, le père de mon père. J'ai eu la chance d'y retourner pour ma Bar-mitzvah13 .
Mon père y tenait beaucoup et moi aussi car pour mon entrée officielle dans la Communauté, je me devais de rendre hommage à Hanania.
N.B.
1 Chaire
2 La Pâque
3 Le Nouvel An
4 Commémoration du sauvetage des Juifs par la Reine Esther au temps du Roi Assuérus
5 La fête des cabanes
6 Le texte défini dans la Thora pour la période en cours
7 Une bonne action
8 Sacrificateur rituel
9 Châle de prières
10 Calot
11 Gâteaux fins à la pâte d'amandes cuits au four
12 Apaise nous et accorde-nous la paix
13 Communion solennelle
Dr. Alain Amar